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CULTURACTIF Les invitées du mois 

et leurs conférences-lectures

A l’Espace Rousseau, la Maison de la littérature à Genève reçoit en ce mois de novembre quatre conférences-lectures d’importantes écrivaines romandes du 20e siècle. La chercheuse Anne-Lise Delacrétaz et la comédienne Catherine Kunz conçoivent et réalisent ce cycle.
Après S. Corinna Bille et Catherine Colomb dans la première quinzaine, ce cycle propose encore les jeudis 18 et 25 novembre à 19h des soirées consacrées respectivement à Monique Saint-Hélier et Alice Rivaz. Tous les détails sur www.maisondelalitterature.ch. Quant à Catherine Kunz et Anne-Lise Delacrétaz, elles ont répondu à nos questions.

Entretien avec Catherine Kunz et Anne-Lise Delacrétaz, par Francesco Biamonte

Comment vous est venue l’idée de ces conférences-lectures ?
Nous nous apprécions de longue date et partageons le goût de la littérature et de la lecture; c’est assez naturellement que nous avons eu l’envie de mettre nos compétences respectives (de comédienne pour l’une et de spécialiste de littérature romande pour l’autre) au service de textes que nous désirions partager avec d’autres.

Très concrètement, comment se déroule une soirée ?
Toujours deux femmes, deux chaises et deux lutrins, un fil rouge, quelques pinces à linge, une touche d’humour et de connivence pour faire surgir l’univers littéraire et spirituel propre à chaque auteur.

Quelle est la part de l’art et quelle est la part didactique dans ce projet ?
Moitié-moitié, dans un fondu enchaîné.

Comment choisissez-vous les extraits à lire ? S’agit-il plutôt de trouver des lectures représentatives d’une personnalité littéraire, ou de privilégier des passages susceptibles d’un impact immédiat lors d’une présentation orale ?
Nous sommes fidèles aux auteurs tout en ne boudant pas le plaisir des spectateurs.

Vous avez choisi une durée plutôt brève pour ces conférences-lectures : 50 minutes. N’avez-vous pas été tentées par des formats plus étendus ?
Plutôt que de rassasier les spectateurs; nous leur ouvrons l’appétit… Toutefois, pour les grandes faims, nous avons le projet de proposer la lecture en musique de certaines œuvres dans leur intégralité, avec des commentaires critiques.

A l’instar d’un groupe de musique constituant son répertoire, vous avez à présent sept conférences-lectures à votre catalogue, réparties en deux cycles : quatre sur autant de romancières romandes dans les trois premiers quarts du XXe siècle (Colomb, Bille, Rivaz, Saint-Hélier), et trois sur des écrivains voyageurs romands (Töpffer, Cingria, Bouvier). Certaines ont été données isolément à plusieurs reprises. Quelle est l’importance pour vous de concevoir des cycles ?
Chaque conférence, qui a sa propre atmosphère, peut être vue et entendue pour elle-même. Mais, outre un jeu de récurrences dans la mise en scène (légère!), le cycle permet aux spectateurs de confronter ces différents univers, leur offrant ainsi une perspective plus large, que ce soit sur une époque (les romancières du premier quart du XX e siècle) ou sur un thème (le voyage).

De Töpffer à Cingria et Bouvier, le chemin peut sembler long. Sentez-vous des liens profonds ou des continuités historiques ou esthétiques entre ces auteurs ?
Bouvier est un lecteur admiratif de Töpffer, dès les années d’enfance, et de Cingria, qu’il découvre un peu plus tard. Nous avons commencé notre cycle par Bouvier pour remonter à deux de ses «maîtres en écriture», qui partagent avec lui des origines genevoises et le goût du déplacement géographique. C’est aussi l’occasion de confronter le rapport respectif de ces trois écrivains au voyage, précisément: Töpffer, qui se présente comme «un maître d’école qui écrit», entreprend des excursions à pied dans les Alpes avec les élèves de son pensionnat; Cingria est un solitaire qui file à bicyclette (à «vélocipède») au petit bonheur des routes de Suisse et de France ; Bouvier, attiré par de plus vastes horizons, voyage loin et longtemps, au volant de sa Fiat Topolino, en compagnie d’un ami, le peintre Thierry Vernet.

Töpffer et Bouvier semblent bien avoir acquis pour de bon leur statut de classiques. Pensez-vous que Catherine Colomb, Corinna Bille, Alice Rivaz et Monique Saint-Hélier sont reconnues aujourd’hui à leur juste valeur ?
En Suisse romande, oui ; et même en Suisse alémanique, grâce à aux traductions. Mais leurs œuvres, publiées par des éditeurs romands, ne sont guère diffusées hors des frontières helvétiques ; il s’agit donc essentiellement d’un problème d’édition et de diffusion, non de reconnaissance critique.

En regroupant ces quatre noms souvent associés, risque-t-on d’enfermer les auteurs dans une perspective où elles seraient jugées en tant que femmes plutôt qu’en tant qu’auteurs ? Plus généralement, quelle pertinence la catégorie « femme écrivain » a-t-elle aujourd’hui à vos yeux ?
Toutes quatre sont nées à une époque et dans des milieux (de petite ou de grande bourgeoisie), où écrire n’allait pas de soi pour une femme – si ce n’était dans le but d’édifier ou d’éduquer les lecteurs. Sans doute est-ce pour cette raison que trois d’entre elles ont publié leurs œuvres sous pseudonyme: Alice Rivaz pour « protéger » le nom de ses parents, Catherine Colomb et Monique Saint-Hélier celui de leur mari. Le cas de Corinna Bille est différent : elle a été encouragée à écrire tout d’abord par son père, artiste peintre, puis par son mari, l’écrivain Maurice Chappaz. Mais il est vrai que la postérité a retenu le nom (de plume!) de ces quatre prosatrices non parce que ce sont des femmes, mais parce que leurs choix esthétiques sont audacieux, leurs recherches formelles inventives. La catégorie « femme écrivain » a donc à nos yeux une pertinence socio-historique avant tout.

La réception de ces auteurs-femmes a-t-elle beaucoup changé au cours des dernières décennies – peut-être avec l’éloignement ou l’assimilation d’une certaine ère du féminisme ?
A vrai dire, la seule de ces quatre écrivains qui aborde les questions féministes, dans ses romans comme dans ses essais, est Alice Rivaz – c’est le seule aussi qui, restée célibataire par choix, a dû gagner sa vie. En 1947, deux ans avant Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, elle dénonce dans son troisième roman, La Paix des ruches , la difficulté pour les femmes de son temps de devenir des sujets libres, capables de donner un sens à leur vie. Bon nombre de ses réflexions restent actuelles : les œuvres d’Alice Rivaz intéressent notamment les études genres – de même que le premier roman de Catherine Colomb, Pile ou Face, paru en 1934, qui campe avec férocité un tyran domestique.

L’expérience de la conférence-lecture modifie-t-elle de manière significative votre propre perception de ces auteurs ?
Nous avons été très positivement surprises par le plaisir qu’éprouvent les spectateurs-auditeurs à l’écoute de ces conférences-lectures à deux voix, ce qui nous encourage à compléter notre catalogue.

D’autres cycles sont-ils en préparation ?
Un cycle «Ecrivains de la Révolution», avec Mme de Charrière, Benjamin Constant, Mme de Staël, et des cycles thématiques, par exemple : «Déplacements en train», avec des textes de Cingria et Cendrars, mais aussi de jeunes auteurs comme Sylvie Neeman Romascano et Yves Rosset. Quant au cycle «romancières de Suisse romande», d’autres noms pourraient lui être ajoutés : Clarisse Francillon ou, plus proche de nous, Monique Laederach, Grisélidis Réal, Anne-Lise Grobéty.

Propos recueillis par Francesco Biamonte